Il était une fois la traduction… vraiment? Souvenirs et avenir du métier
«Retraite traductrice»: témoignage du futur ex-membre de l’équipe des services linguistiques de la CDIP, Patrick Bornoz.Vieux, ou même jeunes, les traducteurs, ça existe encore! Membre de l’équipe des services linguistiques de la CDIP, Patrick Bornoz prend sa retraite à la fin de cette année. Il s’abstiendra de pontifier et aimerait surtout ouvrir une fenêtre sur les perspectives de la traduction professionnelle.
Au commencement était la Maison Wang. Aujourd’hui défunte, cette société produisait des ordinateurs un peu poussifs que je considérais comme équipés d’un dispositif anti-stress, puisqu’ils se bloquaient quand je tapais trop vite mes premières traductions au kilomètre! Wang faisait de la publicité pour ses équipements en réseau, par exemple pour désengorger les tribunaux accablés de procès, causés notamment par «des couples de plus en plus vite dissolus» (au lieu de «couples dissous», authentique!). C’était en 1990, et certains traducteurs humains fournissaient déjà des exemples intéressants, que reprendrait plus tard l’intelligence artificielle.
Où sont les traducteurs d’antan?
Que d’inventions sont venues et passées au cours d’une vie professionnelle! Le «paternoster» par exemple n’était pas seulement cet ascenseur perpétuel, et qui m’a offert une image un peu ironique de l’évolution des carrières. Sa variante pour les traductrices et traducteurs était le rotomat, géniale invention pour rechercher documents de référence et coupures de journaux: il suffisait de faire tourner devant soi les dossiers pour, un jour ou l’autre, trouver exactement le terme que l’on recherchait.
Que dire aussi des compétences autrefois considérées comme indispensables dans le métier, telle cette hyper-sensibilité du pouce pour consulter les recueils systématiques et tomber presque miraculeusement sur la page souhaitée? Ou plus généralement la mémoire d’éléphant qui permettait d’avoir «toujours une petite idée» du coin de la bibliothèque où devait bien se cacher telle ou telle information. Sans parler des interminables coups de fil pour trouver «la ou le spécialiste» qui serait en mesure d’éclairer notre lanterne sans nous répéter sur tous les tons le libellé exact de sa prose!

Bref, s’attendrir sur le «bon vieux temps» ne se justifie pas vraiment. Sans compter les raideurs hiérarchiques, du temps où je sévissais à la banque: je me souviens d’un cocktail faussement décontracté, où l’arrivée du directeur général se traduisait instantanément par un fossé de trois mètres se creusant autour de lui, et seuls osaient le franchir ceux (monde masculin obstiné, à l’époque) qui se sentaient ou se croyaient admissibles dans un rayon proche! Sur le modèle de «sois belle et tais-toi», le slogan «traduis et tais-toi» était aussi dans toutes les têtes, on osait à peine contester un texte plein d’incohérences, manifestement rédigé en mode quick and dirty (ici l’anglais est tellement parlant!), et suggérer des améliorations de fond.
Le grand chamboulement… et ses promesses
Aujourd’hui, pas d’article sur la traduction sans mentionner «l’éléphant dans la pièce»: en 2017, je m’en souviens, mes collègues de l’époque et moi-même avons reçu un petit courriel: «il y a un système DeepL qui vient d’être lancé, allez donc y jeter un coup d’œil à l’occasion!». Très vite, des âmes charitables nous ont glissé que le glas avait sonné pour toute la profession. Toute? Non, un dernier carré résiste! Je plaisante: le «grand chamboulement» technologique n’est pas un arrêt de mort: si les vieux ordinateurs (voir plus haut) vont au rebut, les traducteurs et traductrices s’adaptent et enrichissent leur pratique.
Un témoignage tout frais à la CDIP en ce sens:
Je suis convaincu que l’avenir du métier est ce supplément de vigilance «en bout de chaîne», apprécié des donneurs et donneuses d’ordre qui sont soumis eux aussi à la pression du temps. C’est une plus-value, pour parler «managérial», des plus précieuses; elle demande de savoir poser des questions, échanger, confronter les points de vue courtoisement. La jolie expression d’homme de cabinet a fait son temps, même si on en rêve parfois lors des moments un peu agités. Comme le faisait récemment remarquer une collègue: «La traduction n’est pas un métier solitaire». On pourrait même s’en réjouir!